CHAPITRE XV

 

Dans le petit bois, ils eurent le bonheur de trouver un étang où ils purent se laver et nettoyer leurs vêtements. Ils remontèrent ensuite longuement un chemin de terre envahi par les mauvaises herbes. Le soleil, qui s’était levé, chauffait dur maintenant, et après tant de mois passés dans le ventre du cube de béton la tête leur tournait. Au bout d’une heure de marche ils s’accordèrent une pause.

— Bon sang ! jura Ulm. À me déplacer tout le temps sans rien sur le dos, j’ai perdu l’habitude des chaussures. Regarde : j’ai les pieds pleins d’ampoules !

Ils repartirent tout de même. Une petite voie mal bitumée les mena jusqu’à un axe routier désert. Probablement une portion d’autostrade condamnée en raison de sa vétusté. Il leur fallut la journée entière pour parvenir à rejoindre une route fréquentée. Quand le soleil devint rouge, ils avaient tous deux les pieds en sang et l’estomac strié d’élancements douloureux. Ils choisirent de s’arrêter dans un café minable, à l’arrière-salle mal éclairée, où on ferait probablement peu attention à eux. Une télévision diffusait des images qu’aucun client ne regardait, des transporteurs menaient grand raffut au comptoir. Ulm commanda rapidement deux repas et du café. Une fille aux cheveux gras vint les servir, l’œil atone et s’éloigna. Ils se jetèrent sur la nourriture, engloutissant le contenu de leur assiette sans prendre le temps d’identifier ce qu’ils mangeaient. Ce fut l’indicatif des informations télévisées qui leur fit relever machinalement la tête.

Aussitôt le visage de Cazhel occupa toute la surface de l’écran, et Elsy ne put retenir un frisson.

« — Coup de filet sensationnel, clamait la voix off du présentateur, le capitaine Cazhel chargé de la brigade anti-émeute met fin aux sinistres activités des Vandales. Vingt-cinq arrestations – onze terroristes abattus au cours de l’assaut final. Un grand soupir de soulagement dans le show-business ! »

Ulm chercha la main d’Elsy, la serra convulsivement. Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche un journaliste envahissait le rectangle bleu de l’écran, brandissant un micro sous le nez de l’officier chauve.

« — … ils nous ont tenus en échec, disait Cazhel, c’est vrai. Pendant longtemps ils ont été insaisissables. Et puis, inexplicablement, ces derniers temps, ils ont commencé à accumuler les erreurs : fautes stratégiques, imprudences, relâchement dans le système de brouillage des filatures, bref, après mille recoupements nous avons localisé leur planque hier soir. Ils ont résisté farouchement mais nous avons pu les prendre vivants, en grande partie.

« — À quoi attribuez-vous cette soudaine vulnérabilité ? interrogea le reporter.

« — Je ne sais pas encore. D’après ce que j’ai compris, ils n’avaient plus de chef depuis plusieurs semaines. Je n’ai pas déterminé si celui-ci s’était désolidarisé du mouvement, s’il avait pris la fuite parce qu’il sentait qu’on voulait l’évincer, ou si on l’a tout bonnement supprimé pour fonder un « collectif » refusant toute forme d’autorité supérieure… »

— M. Lew ! souffla Elsy, il s’est enfui ou alors les autres l’ont tué !

« — Quoi qu’il en soit, reprit le policier, cette modification structurelle les a condamnés. Privés de « tête pensante », de stratège, ils ont monté des opérations grossières dont la plupart ont d’ailleurs échoué.

« — Les Vandales, coupa le meneur de jeu, peut-on dire aujourd’hui que c’est fini ?

« — Je le crois. Nous avons mis la main sur des fichiers plutôt compromettants, en ce moment même, les brigades des villes voisines procèdent aux dernières arrestations. Je pense qu’on peut le dire sans forfanterie : le nid de vipères est détruit ! »

Le reste fut avalé par le brouhaha des consommateurs, et une séquence sportive succéda aux faits divers.

— Alors ? chuchota Ulm. Tu crois qu’il n’y a plus personne ?

Elsy hocha la tête.

— Cazhel dit probablement la vérité. Privés de l’appui de M. Lew, les Vandales ont sombré dans l’amateurisme, sans s’en rendre compte. Ils étaient d’excellents soldats, mais il n’y a pas de bataille gagnée sans stratège. Ils n’ont pas su y penser à temps. Je ne sais pas ce qui va se passer pour les vedettes. Que feront-elles lorsqu’elles réaliseront qu’Irshaw a disparu ? Et combien sont-elles ?

— Un bon bataillon ! Irshaw avait ouvert plusieurs « annexes » entre lesquelles il circulait avec ses aiguilles d’or… Sans elles on ne peut plus rien modifier. Dès à présent les jeux sont faits… pour la vie entière !

— Tu as les mains de N’Koulé Bassai, murmura la jeune fille d’une voix presque inaudible.

— Et toi les cheveux de la Nérini, les doigts de je ne sais plus qui, les seins de Paula machin-truc, les jambes…

— Nous sommes des voleurs, Ulm, haleta Elsy, il faut partir, descendre très loin dans le Sud, là où il n’y a ni télévision, ni cinéma, je me couperai les cheveux à ras, je…

— Oui, renchérit le métis, il y a les anciennes réserves, personne ne viendra jamais jusque-là… il n’y a pas de minerai, pas de sources énergétiques, et les cultures industrielles ne tiennent pas, mais on peut y mener une vie frugale, très saine. Mes grands-parents s’en sont remarquablement bien accommodés : ils sont morts centenaires !

— Oui, soupira Elsy en renversant la tête les yeux clos, le Sud…

 

FIN